Le 19 août 2006, le navire
chimiquier Probo Koala a accosté à Abidjan (Côte d’Ivoire) et plus
de 500 tonnes de produits toxiques (essentiellement des boues issues
du raffinage de pétrole) en ont été déchargés avant d’être déposés
dans au moins quatorze sites sans la moindre précaution. Les conséquences,
gravissimes, n’ont pas tardé. Depuis, des milliers d’habitants de
la capitale ivoirienne se sont plaints de nausées, de vomissements
et de malaises respiratoires. Six personnes en sont mortes et chaque
jour, plus de 3 000 personnes se rendent dans les centres de soins
habilités. La faune et la flore des environs sont très touchées.
De nombreux poissons ont été retrouvés morts dans des étangs piscicoles.
Des jardins maraîchers ont dû être fermés. Sur le plan politique,
le gouvernement de Charles Konan Banny a été contraint de démissionner,
avant que le Premier ministre ne soit invité à en former un nouveau.
Par ce geste, l’Etat ivoirien prend acte de son incapacité à empêcher
une situation aussi dramatique et à y apporter une solution satisfaisante.
Un mois plus tard, les déchets sont toujours là, dans des décharges
désormais fermées, et les déchets domestiques envahissent les rues
de la capitale ivoirienne.
On pourra objecter qu’il s’agit
d’un accident regrettable, mais cela revient alors à ignorer un
certain nombre de données qui éclairent ce qui vient se passer...
Car au début des années 1980, la crise de la dette a frappé de plein
fouet la plupart des pays du Sud. Surendettés, incapables de rembourser
des prêts dont les intérêts ont triplé en quelques semaines suite
à la décision unilatérale des Etats-Unis, touchés par une baisse
importante des cours des matières premières qu’ils exportaient,
ils ont dû accepter les conditionnalités imposés par le Fonds monétaire
international (FMI) et la Banque mondiale : réduction drastique
des budgets sociaux (santé, éducation...), suppression des subventions
aux produits de base, privatisations, libéralisation de l’économie
et abandon de tout contrôle sur les mouvements de capitaux, mise
en concurrence déloyale des petits producteurs avec des entreprises
multinationales, etc.
Tous les moyens dont disposaient
les Etats pour réguler l’économie ont été laminés. Toutes les structures
de prévention, de contrôle et de réponse à l’urgence ont été supprimées
ou mises hors d’état de fonctionner efficacement, particulièrement
en Afrique subsaharienne. Privé des richesses qu’il produit par
le remboursement de la dette et les détournements d’argent avec
la complicité des grandes puissances, le continent noir est dès
lors devenu le lieu privilégié pour déverser des déchets parmi les
plus toxiques. En cas de catastrophe, les dégâts sont alors démultipliés.
C’est ce qui s’est produit à Abidjan.
Loin d’être une anomalie imprévisible,
il s’agit plutôt de l’aboutissement d’une logique dont les promoteurs
de la mondialisation financière avaient parfaitement conscience.
Dans une note interne à la Banque mondiale datée du 13 décembre
1991, Lawrence Summers, économiste en chef et vice-président de
la Banque mondiale à l’époque, par la suite secrétaire d’Etat au
Trésor de Bill Clinton, président de l’université de Harvard jusqu’en
juin 2006, écrit noir sur blanc [1]
: « Les pays sous-peuplés d’Afrique sont largement
sous-pollués. La qualité de l’air y est d’un niveau inutilement
élevé par rapport à Los Angeles ou Mexico. Il faut encourager une
migration plus importante des industries polluantes vers les pays
moins avancés. Une certaine dose de pollution devrait exister dans
les pays où les salaires sont les plus bas. Je pense que la logique
économique qui veut que des masses de déchets toxiques soient déversées
là où les salaires sont les plus faibles est imparable. [...] L’inquiétude
[à propos des agents toxiques] sera de toute évidence beaucoup plus
élevée dans un pays où les gens vivent assez longtemps pour attraper
le cancer que dans un pays où la mortalité infantile est de 200
pour 1 000 à cinq ans ». On croit rêver et pourtant c’est bien
cela qui est écrit.
Ce n’est pas la première fois
qu’un accident de ce type se produit en Afrique. Par exemple, la
vague liée au tsunami de décembre 2004 au large de l’Indonésie a
fortement endommagé certains containers de déchets toxiques (uranium,
plomb, cadmium, mercure, etc.) entreposés sur les côtes de Somalie,
pays très pauvre et particulièrement déstructuré depuis le début
des années 1990. Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement,
« des containers de déchets dangereux, radioactifs,
chimiques et d’autres substances, qui avaient été entreposés sur
la côte somalienne, ont été endommagés par le tsunami. [...] Des
villageois font état d’un large éventail de problèmes médicaux comme
des saignements de la bouche, des hémorragies abdominales, des problèmes
dermatologiques inhabituels, et des difficultés de respiration
[2].
» Comme en Côte d’Ivoire actuellement. Comme ailleurs bientôt, sans
doute.
En somme, «
la logique économique qui veut que des masses de
déchets toxiques soient déversées là où les salaires sont les plus
faibles », chère à Lawrence Summers et à d’autres économistes
haut placés dans la hiérarchie internationale, est effectivement
à l’œuvre. L’exemple des déchets d’Abidjan en est même un concentré
caricatural : le Probo Koala navigue sous pavillon panaméen, avec
un équipage russe, et est géré par une société grecque, Prime Marine,
tout en étant affrété par une société immatriculée aux Pays-Bas...
A terme, la vie sur la planète ne sera possible que si la donne
écologique est sérieusement prise en compte. Or cette mondialisation-là,
imposée via le mécanisme de la dette, est structurellement incapable
d’intégrer cette donne essentielle. Voilà qui donne un éclat singulier
à cette pollution et qui révèle la faillite d’un modèle économique
mortifère.
Notes:
[1]
Des extraits ont été publiés par The Economist
(8 février 1992) ainsi que par The Financial Times
(10 février 1992) sous le titre « Préservez la planète des économistes
».
[2]
Voir Les tsunamis de la dette, Damien Millet
et Eric Toussaint, CADTM/Syllepse, 2005.